Le ressenti de la pratique et la pédagogie
Une perspective sur les étapes de l’apprentissage
Apprendre, sentir, donner un sens
Dans son livre « Outsiders: Études de sociologie de la déviance », le sociologue Howard Becker conçoit trois étapes pour apprécier pleinement la consommation de la marijuana. Cette analogie, ne présage aucune opinion quant à l’usage de la marijuana. Premièrement, il faut d’abord maitriser la technique pour la fumer, sans quoi l’organisme ne l’incorpore pas et il ne peut y avoir d’effet. En générale les débutants n’arrivent pas à incorporer les substances actives. Deuxièmement, il faut associer les effets à la consommation de la marijuana. Cette association n’est toutefois pas automatique ; dans un premier temps, beaucoup de consommateurs n’identifient pas leurs sensations, et n’arrivent pas forcément à les caractériser et à leurs donner un nom. Les compagnons de consommation aident à percevoir et caractériser les effets. Troisièmement, notamment à travers d’un collectif de consommateurs, il faut arriver à donner un sens positif aux effets. De nombreux jeunes dans la consommation de la marijuana ont d’abord des sensations négatives relatives aux effets : terreurs, affolement. Il paraitrait qu’il faudrait apprendre à apprécier les hallucinations. Soit un en résumé :
1. Apprendre la technique
2. Sentir/associer les effets issus de la technique
3. Valoriser les effets.
Percevoir que le mouvement est bon ?
Dans la pédagogie du kinomichi, il y a l’évidence de la technique. On peut inclure dans la technique ce que nous appellerons ici la technique de la qualité du mouvement (proprioception relâchement etc…). Même si l’on apprend une séquence de mouvement pour s’étirer et se relâcher, cela ne signifie pas pour autant que l’on perçoit le résultat de la technique. C’est pourquoi, même en ce qui concerne « la qualité du kinomichi », il faut malgré tout faire la différence entre l’apprentissage et la perception du résultat.
Le rôle la perception et du sens pour le kinomichi
Dans les techniques d’attaque-défense, on peut se contenter de frapper ou d’immobiliser le partenaire, peu importe ce qu’il ressent : le combat a trouvé son issue. De même, lorsque la danse est un art de représentation la forme peut être une fin en soi et les sensations des danseurs sont accessoires, bien que sans aucun doutes les sentiments des performeurs ne sont pas sans influencer leur expression artistique, même gestuelle[1]. Dans certains cas, les techniques centrées sur la forme, la danse ou l’attaque-défense peuvent court-circuiter les sensations. C’est-à-dire que la sensation n'est pas nécessaire pour que le pratiquant valorise la pratique. Pour les sports compétitifs, seul le classement compte ce qui signifie que les sensations viennent au second plan. Pour le kinomichi, en tant que pratique qui n’a ni objectifs d’attaque-défense, ni objectifs de représentation, ni caractère compétitif, mais une pratique qui a au minimum partiellement une dimension de bien-être (à défaut de meilleur terme) la sensation du pratiquant devient essentielle parce qu’elle est une composante du bien-être.
L’enseignement, la perception et le sens
L’enseignement ne se satisfera plus la simple réalisation formelle du mouvement. Comme le kinomichi a une dimension que nous appellerons de bien-être le débutant ne peut commencer à percevoir la finalité de la pratique non pas en observant la géométrie de la technique mais en observant son propre état et ses sensations. L’enseignement du kinomichi s’enrichit quand le professeur aide les pratiquants à percevoir et identifier les sensations issues de la pratique. La perception de l’état corporel, et ainsi que la conscience d’un bien-être amènent au sourire qui ne devrait pas être une construction artificielle ; le sourire devrait être l’expression involontaire sur le visage des sensations corporelles.
Sourire et Sexy ?
Probablement quand maitre Noro dit « sourire et sexy », il saute directement à la troisième étape : donner du sens aux sensations. « Sourire et sexy » est probablement une façon de donner du sens, à la pratique du kinomichi. C’est le début d’un cercle vertueux (en simplifiant) : 1° le professeur dit que la pratique est agréable, 2° comprenant que la pratique est agréable les pratiquants se relâchent, 3° comme les pratiquants se relâchent ils se sentent mieux 4° le cercle se renferme d’une manière auto-prophétique, tous constatent que la pratique est agréable. Le sens donné à la pratique modifie la pratique et la nouvelle pratique modifie le sens perçu de celle-ci. Il m’est encore difficile de faire la différence, entre l’état psychique du pratiquant et le sens qu’il donne à la pratique. Est-ce la même chose ? Bonnie Bainbridge Cohen[2] disait qu’il est impossible de dire je suis triste avec les bras levés au ciel ! Toutefois, dans le kinomichi, il y a idéalement confusion. Le pratiquant est souriant et il donne un sens de sourire à sa pratique. Le professeur peut aider les pratiquants à entrer dans des cercles vertueux.
Le professeur de kinomichi devient un donneur de sens de la pratique.
La pédagogie n’est pas neutre en ce qui concerne la matière enseignée
Le processus pédagogique est perçu par les pratiquants
On se souvient plus des professeurs que de ce qui a été enseigné. Par exemple Albert Camus déclare à propos de Jean Grenier : « essayait d'être un professeur tout à fait scolaire et il y réussissait fort mal. C'est la raison pour laquelle j'ai tout de suite été passionné et influencé » (Wikipédia). Le souvenir de Camus est centré sur le caractère de son professeur, Jean Grenier et non pas sur le contenu. Pour les souvenirs des collèges, on se rappelle davantage de l’ambiance créée par les professeurs que du programme enseigné, sauf peut-être pour certaines œuvres littéraires.
Maitre Noro enseignait-il seulement, les mouvements du Kinomichi ? ou enseignait-il sa façon d’être un maitre japonais innovateur en France, malgré tout avec tout son expérience auprès de son maitre ? Le professeur n’enseigne pas seulement un contenu ou une technique, il transmet aussi l’état d’esprit qui gouverne à son enseignement. Ce qui est transmis, c’est aussi le processus pédagogique, l’ambiance, l’atmosphère, une attitude.
Le ton et la voie d’un professeur de yoga sont calmes modulés ; caricaturalement, on imagine souvent des femmes donner des cours de yoga (il va sans dire que les hommes peuvent faire exactement la même chose). La voix est calmante ; elle est la métaphore d’étirement agréable. On y vit autant une certaine sérénité, qu’on y apprend des postures. Au contraire, on imagine la voix d’un professeur de karaté sèche, incisive, martelant, donnant des coups (il va sans dire que les femmes peuvent faire exactement la même chose). Chaque technique a une voix de prédilection pour son enseignement. Il s’agit évidemment d’ une généralisation simpliste. Avec chaque technique et avec chaque professeur, on apprend aussi une attitude et un état d’esprit.
Toutes les pédagogies sont-elles adaptés au sourire ?
Du constat précédent apparaît la question « Peut-on enseigner n’importe comment le kinomichi ? ». Un enseignement mécanique et autoritaire serait-il adapté au kinomichi ? La seule attitude du professeur, son seul ton de voix commence déjà à donner un sens à la pratique. La pédagogie définit en partie ce qui est enseigné. Autant que possible, la pédagogie elle-même doit s’accorder avec les objectifs du kinomichi. Maitre Noro, ne disait pas seulement « sourire ». Il évitait de nous bloquer, il nous corrigeait directement exceptionnellement, il insistait sur la bonne relation avec le partenaire. Au milieu d’une vidéo, on l’entend dire : « vous aimez la valse » d’une façon désinvolte. Son enseignement, nous invitait au sourire. A l’inverse, je l’ai entendu raconter quelques anecdotes de l’époque de son Maitre d’aïkido ; il s’agissait de ne jamais sourire, d’avoir une « tête de samouraï ». Je ne peux qu’imaginer que d’une façon ou d’une autre, il avait ressenti le besoin d’adapter sa pédagogie à l’esprit de son kinomichi.
Que peuvent faire les enseignants actuels ? Si ce n’est déjà fait, ils doivent tout d'abord prendre conscience de cette relation entre ce que l’on veut enseigner et la nature du processus pédagogique. Ils doivent également prendre conscience de l'influence de leur personnalité sur leur pédagogie. Avec cette conscience, le reste n’est qu’expérimentation.
Le professeur redéfinit perpétuellement le kinomichi
Si chaque technique particulière doit avoir une pédagogie adaptée, les professeurs devraient normalement adapter leur enseignement. En d’autres termes, c’est le sens de la pratique détermine la pédagogie. C’est une façon de regarder la chose. Tout n’est pas à sens unique.
Cependant, ce n’est pas aussi simple. Cela laisserait croire qu’il y a une entité supérieure, « kinomichi », unique, qui dicterait aux enseignants le processus pédagogique ? Ici comme ailleurs, chaque enseignant recrée à chaque instant la nature de son enseignement. Chaque enseignant a sa propre pédagogie qui inclut : ton voix, anecdote, attitude physique, etc… Rien n’empêcherait à un professeur de karaté d’utiliser sa pédagogie habituelle pour donner un cours de yoga ; il parlerait d’un ton saccadé etc. Ses élèves seraient dans un état d’esprit « karaté » et pratiqueraient du martial-yoga. Pour en revenir au kinomichi le constat est le même, la personnalité pédagogique de l’enseignant va modifier le sens perçu du kinomichi par ses élèves.
Le kinomichi ce n’est pas seulement les inventions de Maitre Noro, c’est probablement aussi son style d’enseignement ? Le processus pédagogique donne un sens profond à la pratique.
[1] Ttt Certains sont convaincus : l’artiste qui vit les émotions les exprime mieux dans ses gestes.
[2] une maitre de la conscience corporelle
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